Par le professeur Paul B. Fenton
Il fut question récemment sur le site de Morial, du pèlerinage de Mostagnanem. L’article peu détaillé qui y fut consacré appelle quelques précisions.
Ce pèlerinage sur les tombeaux des sages, dits de la Sidra, figurait parmi les célébrations votives les plus importantes du judaïsme algérien. Tout comme la sépulture de Rabbi Isaac Bar Sheshet(le Ribash) (m. 1408) à Alger,et celle de Rabbi Efraim Al-Naqâwa (m. 1442) à Tlemcen, les tombeaux des sages de la sidra furent l’objet d’un important culte. Celui-ci avait lieu à Lag be-‘Omer, le 33e jour après la fête de Pâque,et attirait de très nombreux pèlerins des villes de l’Oranie et jusqu’au Maroc. Or, l’identité de cessages et la raison de leur vénération demeurent entourées de mystères.
Dans l’introduction de son édition de Sha‘arkebodha-shem (Tunis, 1912, p. 4), le savant dayyan de Tlemcen, R. Hayyim Bliah (m. 1919), soutient que ce sont les tombes de rabbins venus sur le continent africain avec le Ribash (Rabbi bar Sheshet, m. 1408) et le Rashbaz (Rabbi Simeon b. Zemah Duran, m .1444), fuyant les terribles persécutions catholiques d’Espagne en 1391:
« Certains s’installèrent à Alger et d’autres à Mostaganem, où ils furent enterrés sous un térébinthe et se nomment les ‘Hakhmeyha-sejrah,c ’est-à-dire les sages du térébinthe. »
En fait, il faut lire sidra, un mot arabe, alors qu’en hébreu on les appelle les « sages du seneh »“le buisson ardent”. Selon les harh, la traduction judéo-arabe nord africaine, le buisson évoqué dans le verset Exode 3, 2 fut un jujubier car senehy est traduit en arabe par sidra,qui désigne cetarbre, souvent le seul àpousserau désert,etqui pousse aussi dans le cimetière de Mostaganem! Il n’est pas sans importance pour la suite de mon propos de signaler que le jujubier est considéré en islamcomme un arbre paradisiaque.
J’ai récemment découvert dans la collection du dayyan Joseph Israël de Casablanca un document qui jette de la lumière sur l’identitéde ces sages,qui auraient connu unemort tragique.Il s’agit d’un ex-voto datant de 1909, distribuéaux participants de la ziyâra (pèlerinage) de Mostaganem. Cette feuille-souvenira été réaliséepar un certain Jacob Soffer, personnage fort intéressant dont il sera question plus loin.
Y est gravé un dessin des onze tombes des sages, précédé d’une élégie composée par Sofferen leur honneur, un martyrologe destiné sans doute à être scandélors de l’allumage traditionnel des cierges. Se fondant certainement sur d’antiques légendes, Soffery relate que ces sages ont péri sur le bûcher et sont, par conséquent, considéréscomme des saints martyrs. En effet on lit à la quatrième ligne:
Ces piliers angéliques acceptèrent le martyre,
Abandonnant au brasier leurs corps tel un holocauste,
Pour être consommés par les flammes du bûcher,
(Dressé) par la religion des vainqueurs,
Livrés à la mort, victimes des bourreaux.
Leurs tombes sont accompagnées d’une genizah, où furent déposés des livres sacrés et des sifrey torahusés, honneur dévolu aux seuls érudits. Si tant est que ces tombes sont celles des fugitifs des persécutions catholiques, comment expliquer cet autodafé sur le sol musulman, d’autant plus que la punition infernale, appartenant uniquement à Allah, est en principe interdit en islam ?
Mais il y a une exception - le Juif accusé - le plus souvent à tort - d'avoir insulté l'islam !
Que l’on se souvienne du rabbin Mardochée Narboni, dont les cendres reposent dans le cimetière d’Alger, brûlé vif en 1794 pour avoir prétendument insulté l’islam.
On peut imaginer que les autorités musulmanes ont su que ces marranes convertis de force au christianisme sont revenus au judaïsme en terre musulmane. C’est là un délit passible de la peine capitale selon la chari‘a, car on ne peut se convertir à une autre religion que l’islam, toute autre a postasie ou même relaps étant considé récomme une injure inacceptable à la religion de Mahomet. Arrêtés, ils furent brûlés vifs. Mais pour les Juifs ils furent des saints et, comme une affirmation à l’adresse des musulmans, on planta auprès de leur tombeaux l’arbre paradisiaque - le jujubier !
Alternativement, on pourrait postuler que les « sages de la sidra » aient vécu à une époque postérieure dans une des villes nord-africaines tombée sous domination espagnole. Oran fut conquise en 1509 par les Espagnols qui y introduisirent le régime inquisitorial des Rois Catholiques et dès 1516 la ville fut dotée de son propre tribunal inquisitorial qui fonctionna jusqu’en 1536. Nous ne connaissons mal ses activités, mais on peut supposer que les martyrs en question, après s’être comportés en Nouveaux chrétiens,furent soupçonnés de judaïser. Arrêtés, ils furent jugés par ce tribunalet condamnés au bûcher. Leurs dépouilles purent ensuite être récupérées par la communauté juive de Mostaganem, alors sous domination turque, pour leur donner une sépulture juive. Ce serait là un fait historique important mais tout ceci n’est évidemment que conjecture.
Pour revenir à l’auteur de l’ex-voto de Mostaganem, il s’agit d’un personnage intéressant qui mériteune place dans la galerie des personnalités marquantes du judaïsme algérien. Jacob ben Abraham Soffer (1857-1927) est né à Tibériade de parents ashkénazes, dont le nom d’origine fut probablement Schreiber. C’est à Tibériade qu’il reçut sa formation et appris également la langue judéo-espagnole.
Il fut un érudit qui composa des commentaires sur la Torah et sur la Haggada de Pessah. On ignore les circonstances qui l’amenèrent en Afrique du Nord, mais on peut supposer qu’il y fut envoyé au départ comme émissaire de la part des institutions toraniques de Tibériade. Il arriva à Oran vers 1880 où, le dayyan de la ville ayant reconnu ses qualités, lui aurait prié de rester et de siéger au bet din. Soffer accepta et y exerça effectivement les fonctions de dayyan suppléant pour des affaires matrimoniales.
En plus de sa qualitéde rabbin, comme l’indique son patronyme, il était un scribe (sôfer en hébreu) fort talentueux, et également peintre et artiste. On connaît de lui demagnifiques micrographies publiées dans son atelier,situé 9 rue de la Révolution à Oran. Elles représentent des images bibliques,tels que le navire de Jonas, le Grand prêtre Aaron, et la reine Esther, ainsi que des images populaires, comme celle de Rabbi Chim‘onbar Yohai. On connaît de lui aussi une gravure sur le pèlerinage de Tlemcen, semblable à celledela ziyarade Mostaganem. On peut voir des exemples dans le magnifique livre d’E. Marciano et J. Assouline, Les Sages d’Algérie. Parailleurs, Soffer entretenait une correspondancesavante avec Yosef Messas(1892-1974), grand rabbin de Tlemcen,ainsi qu’avec Isaac Morali(1867-1952), grand rabbin d’Alger.A la fin de sa vie, il s’installa à Marseille,où il finit ses jourset où repose sa dépouille.

